Les nouveaux visages de lantisémitisme
Pierre-André Taguieff Le Figaro du 8 octobre 2001-10-10
Jamais, dans la France daprès-guerre, les amalgames antijuifs nont circulé dans autant de milieux sociaux en rencontrant aussi peu de résistance intellectuelle et politique. Un mythe répulsif sest internationalement construit durant le dernier demi-siècle sur la base dune figure démonisée : »les Juifs-Israéliens-sionistes », inscrite dans une opposition manichéenne massivement diffusée : les victimes innocentes (Arabes-Palestiniens)/les bourreaux sanguinaires (Juifs-Israéliens). Pour fonctionner avec une efficacité maximale, ce motif de propagande sarticule à des amalgames polémiques en rafales : Juifs=sionistes(=Israéliens) ; sionisme=colonialisme et racisme ; Sharon=Hitler ; Israéliens=nazis.
Les vieilles rhétoriques dites « antiraciste », »antiimpérialiste »et « antifasciste » sont ainsi instrumentalisées, permettant de construire la figure absolument diabolisée quest le Satan composite : Etats-Unis/Israël/ Occident. On y reconnaît la nouvelle grande vision populiste dextension mondiale : les méchants « riches » contre les bons « pauvres »
Il sensuit que tous les ennemis des « sionistes » sont en même temps les ennemis des « Américains » et que ces ennemis ne sont que des « victimes « qui sont en état de légitime révolte. Lislamisme est lanticapitalisme des illuminés ,métamorphosés en fanatiques par le ressentiment contre lOccident (catégorie incluant lentité sioniste), dont lhégémonie de fait est perçue par ces derniers comme une insupportable provocation. Le stéréotype du « Juif riche », ainsi recyclé, fit oublier la réalité des milieux ploutocratiques, qui, en particulier dans le monde arabo-musulman, financent les réseaux islamistes et nombre dorganisations terroristes. La nouvelle mythologie antijuive se fonde ainsi sur un dualisme manichéen structurant lopposition des deux entités : les Juifs méchants par nature/les Palestiniens innocents par nature, ces deux types essentialisés étant interprétés , selon divers couples dopposés permettant de développer en récit lantithèse quils forment : « bourreaux/victimes »,« dominateurs/dominés »/ »oppresseurs/opprimés ».Or, cette série doppositions est en train dêtre religieusement colorée par le schème « non-musulmans/musulmans », lequel permet dinstaller lantithèse de style islamiste.
« Occidentaux/croyants ». La lutte contre l »impérialisme américain », conduite naguère par les nationalistes et les marxistes du monde arabe, peut ainsi être traduite en novlangue islamiste et célébrée comme combat final contre les « judéo-chrétiens ».
Lhypothèse a été justement faite quaprès la guerre des Six jours( juin 1967), un « nouvel antisémitisme » avait entamé sa carrière autour dun mythe conspirationniste que jai appelé l »antisionisme absolu », dont les deux grands foyers étaient le monde arabo-musulman et lempire soviétique. On y retrouvait ,agglutinés autour des figures démonisées dIsraël et du sionisme (un « sionisme « fantasmé) un certains nombre de thèmes daccusation antijuifs traditionnels : les Juifs complotent, ils visent la conquête du monde par tous les moyens, ils sont cruels et sanguinaires par nature ( doù la réactivation de vieilles légendes : celle du « meurtre rituel « , celle de lempoisonnement de leau ou des aliments), etc. les multiples rééditions « actualisées » du célèbre faux, Les Protocoles des sages de Sion et leur diffusion massive dès lautomne 1967, témoignent de lémergence de cette configuration judéophobe.
Il nest pas exagéré de supposer que ,depuis la fin des années 90, une seconde vague de »nouvel antisémitisme » balaie la planète, touchant lAfrique non moins que lAsie, radicalisant et accélérant le passage de droite à gauche des motifs judéophobes, qui ne cessent en outre de s »islamiser ».
Les principales caractéristiques de cette judéophobie planétaire sont les suivantes :
1) Instrumentalisation massive et virulente de lantiracisme à des fins antijuives, ce qua monstrueusement illustré la conférence des Nations unies contre le racisme tenue à Durban (début septembre 2001)
2) Banalisation des représentations et des arguments annexes du négationnisme (dénonciation de la « Shoah business »,etc)
3) Légitimation empruntée non seulement au vieil antiimpérialisme de style tiers-mondiste et à lantiaméricanisme démonologique, mais aussi aux critiques radicales de la mondialisation néo-libérale.
4) Interactions avec la vision islamiste du monde (disons la vision panislamiste), dont la stigmatisation dIsraël en tant que « petit Satan « vient se mêler aux représentations démonisantes à loccidentale du « sionisme » Le nationalisme juif au contraire du nationalisme palestinien (« juste lutte « de « libération nationale ») est accusé tour à tour ou globalement dêtre un « colonialisme », un » impérialisme », un « racisme », un « fascisme » !
La détestation croissante de la figure mythique »Juifs-Israéliens-sionistes » suit les voies de lexpansion de lislam, la haine antijuive sétend, tandis que se normalise quelque chose comme une nouvelle fascination de lIslam, dextension planétaire.
Cest là un fait psycho-social, politico-culturel et géopolitique sur lequel il convient de sinterroger précisément. Il nautorise pas à sommairement assimiler religion musulmane et islamisme, lequel doit être identifié et dénoncé comme un dévoiement fondamentaliste de lIslam et un mode dinstrumentalisation du produit de cette corruption idéologique ,portant sur des croyance religieuses respectables en leur ordre. Lislamisme est une politisation biaisée des textes fondateurs de lIslam. Ce qui peut sobserver, et qui est fort inquiétant, cest la multiplication des zones déquivocité où sont indéterminables les frontières entre islam et islamisme.
Or, ces zones déquivocité sont aussi des zones de basculement, où les convictions peuvent se traduire en mobilisations violentes ou en actes terroristes. Dans le cas du christianisme, par exemple, la frontière entre intégrisme et non-intégrisme est devenue claire, certes fort tardivement( dans la seconde moitié de XXème siècle), et ce grâce à un consensus de base sur le principe de laïcité et à lintériorisation , par les citoyens des sociétés démocratiques/libérales, des valeurs individualistes/pluralistes.
La tâche la plus urgente, dans les pays de culture musulmane, est de favoriser le passage de régimes autoritaires ou despotiques à des Etats de droit respectant le principe de séparation des sphères (respectivement religieuse et publique) quest le principe de laïcité. La question est sociale et politique plutôt que civilisationnelle.
Par ailleurs, mais dune façon convergente, dans les démocraties occidentales, la légitime défense « antiraciste »des populations immigrées contre les réactions xénophobes sest subrepticement certes partiellement transformée en complaisance à légard des visions « antisionistes » équivoques fort répandues dans les milieux de limmigration dorigine maghrébine et africaine, cette complaisance pouvant aller jusquà la connivence et à lempathie. Cest ainsi quaujourdhui une forte imprégnation judéophobe marque une partie significative de la gauche et de lextrême gauche des pays occidentaux.
Il importe ici de rappeler la distinction entre une légitime critique- lorsquelle est rationnellement argumentée de la politique israélienne et le rejet inconditionnel dIsraël fondé sur son irrationnelle satanisation. Une certaine manière de fantasmer en même temps -au nom du partis pris en faveur des « victimes » ou des « exclus »-la « lutte contre le racisme « et la « lutte contre la mondialisation » conduit nombre dindividus , sans toujours le savoir ni le vouloir, à rejoindre ,portés par la passion « antisioniste », le nouveau camp des antijuifs, où les déclarés restent cependant infiniment moins nombreux que les non-conscients et les masqués.
On peut en reconstituer largument implicite fondamental : « Si Israël nexistait pas, la paix et la justice règneraient au Moyen-Orient » auquel sajoute largument subsidiaire selon lequel le terrorisme islamique naurait, par effet de cette non-existence plus de justification ni même de raisons dêtre ( ce qui présuppose quil a actuellement des raisons dexister. !). La conclusion pratique et programmatique dune telle argumentation peut être ainsi explicitée : « Israël est un pays en trop et doit disparaître ». On a déjà entendu, dans un passé qui nest pas si lointain, largument du même type : »Si les Juifs nexistaient pas, il ny aurait pas dantisémitisme ». Et la terrible conclusion normative pouvait être logiquement déduite : »Les Juifs doivent disparaître ». La préférence pour la cause palestinienne ,lorsquelle devient exclusive et glisse vers labsolu, bref le propalestinisme mystico-mythique, se révèle comme le vecteur de cet antisionisme absolu qui constitue lune des nouvelles manifestations de la judéophobie.
On constate un étrange et inquiétant aveuglement des milieux politiques (surtout à gauche) non moins que médiatiques, en France, sur les nouvelles manifestations de la haine antijuive dans les populations issues de limmigration maghrébine et africaine, bref parme les « jeunes des banlieues ». Ceux qui ont entendu des slogans du type « A mort les Juifs ! » dans une manifestation parisienne , en octobre 2000, organisée (à le République) en solidarité avec les Palestiniens et au nom dun « antiracisme » dévoyé ont compris que l antisionisme et la détestation dIsraël cachaient de moins en moins une judéophobie ordinaire, dont les expressions publiques et flagrantes sont fort gênantes pour ceux qui les partagent à tel ou tel degré.
Et pourtant, le silence recouvre de telles manifestations de haine, un silence qui contraste avec le bruit médiatique provoqué il y a peu par la moindre des provocations xénophobes de style lepéniste, pourtant très euphémisées.
On a pourtant de bonnes raisons de penser que cet aveuglement des élites de la représentation et de la communication est le plus souvent volontaire et quil est motivé non seulement par le « politiquement correct » à la française, mais encore par de cyniques calculs électoraux. Tout se passe comme sil ne fallait surtout pas évoquer la multiplication des petits actes antijuifs dans les « quartiers » (menaces, agressions), comme sil était impératif de ne pas sinterroger sur tel ou tel incendie de synagogue,etc.
On entend parfois des « responsables » déclarer quil convient de « ne pas jeter de lhuile sur le feu », dautres suggérer quil ne faut surtout pas provoquer ni désespérer ces nouveaux « Billancourts » que sont les « banlieues ». Elégantes justifications de ce quil faut bien appeler une désertion, un lâche évitement dune situation quon laisse pourrir. Lantisémitisme et la xénophobie anti-immigrés de style néo-fasciste provoquent de violentes -et justifiées- réactions dindignation, la judéophobie dobédience islamiste semble idéologiquement inaudible ou négligeable.
Sil faut éviter à tout prix de pratiquer lamalgame entre islam et islamisme ( ou entre islam et terrorisme), il convient tout autant de dénoncer lamalgame entre Juifs, « sionistes » et « nazis » (ou racistes). Or, dans lespace public, on nentend guère de voix qui sélèvent contre les amalgames polémiques visant les Juifs.
La lutte contre lantisémitisme, fixée sur le passé nazi depuis un demi-siècle sest endormie dans les discours commémoratifs et un pseudo-antiracisme édifiant pour conférences internationales consensuelles.
Revenons au réel. Linstallation planétaire progressive depuis, les années 60, dune mythologie antijuive centrée sur la démonisation dIsraël et du « sionisme » aujourdhui portée et diffusée par les milieux islamistes transnationaux, devrait constituer un objet privilégié de la vigilance antiraciste et motiver des enquêtes approfondies. Au devoir et au travail de mémoire, légitimes dans leur ordre ,doivent sajouter un travail et une réflexion sur les menaces émergentes , en vue dagir sur leurs causes et leurs facteurs contextuels et den limiter les effets dévastateurs.
Il faut , sans plus attendre, que les citoyens qui refusent lintolérance et le fanatisme commencent par ouvrir les yeux sur la situation présente, quils osent enfin sinterroger sur ce quil convient de faire pour empêcher lextension et la banalisation de cette terrible maladie de lâme qui nen finit pas de renaître à travers ses métamorphoses idéologiques , la haine antijuive.