Par Michel Gurfinkiel - Valeurs Actuelles - N° 3360 du 20 au 26 avril
Scénario : Raids contre les Syriens au Liban et contre les Palestiniens à Gaza : avec lescalade militaire, la stratégie israélienne change de vitesse. Les États-Unis napporteront leur soutien que jusquà un certain point.
Tournant majeur dans la crise du Moyen-Orient : le 16 avril, les Israéliens répliquent à une opération du Hezbollah (où lun de leurs commandants de char, quelques jours plus tôt, avait trouvé la mort) en bombardant un radar syrien au centre du Liban ; le 17, après des tirs de mortier palestiniens dirigés contre des localités du Néguev (et contre Shikmim, la ferme de leur premier ministre, Ariel Sharon), ils envoient leurs chars à Gaza.
Dans les deux cas, il ne sagit pas seulement de représailles, mais dune montée en puissance, dune riposte graduée ou escalade, au sens précis que ce mot revêt dans le langage militaire. Jusquà présent, on frappait des comparses ou des prête-noms ; désormais, Tsahal sen prend à ladversaire principal, en tant que tel.
« Chacun savait que derrière lorganisation intégriste libanaise Hezbollah, il y avait les services secrets syriens et linfrastructure de larmée syrienne doccupation au Liban », commente Aryeh Stav, le directeur de la revue géopolitique Nativ. « Mais depuis 1982, la classe politique de Jérusalem sinterdisait tout affrontement avec Damas. » En visant, cette fois, un radar syrien, les Israéliens font sauter le tabou. Parenthèse : en 1982, quand les Israéliens avaient défié les Syriens pour la dernière fois et les avaient écrasés, Sharon était ministre de la Défense.
Le coût politique dune rupture avec Arafat.
Même logique vis-à-vis des Palestiniens. Les Israéliens ont su très vite, dès 1994, que Yasser Arafat biaisait avec les accords dOslo et continuait à encourager diverses formes de confrontation : terrorisme, émeutes, nouvelle intifada. Ils ont pourtant fermé les yeux. Parce quils redoutaient le coût politique ou diplomatique dune rupture du processus de paix.
En envoyant les blindés à Gaza, ne fût-ce que pour quelques heures, Sharon indique que cette situation est révolue. La ville de Gaza, en effet, se situe dans la zone A des Territoires autonomes palestiniens (40 % de la Cisjordanie et Gaza) : le secteur où lAutorité palestinienne est quasi souveraine. « Nous navons pas lintention de reconquérir ce qui a été dores et déjà été accordé aux Palestiniens », expliquait Sharon dès le mois de mars. « Sauf bien sûr dans le cadre de la légitime défense »
Des messages ont été envoyés à la Syrie.
Lescalade nest pas la guerre. Elle est même destinée, en principe, à léviter : plus on est explicite dans ses mouvements militaires, plus on met ladversaire devant ses responsabilités, et plus on diminue le risque dun conflit survenant par hasard ou par suite dun malentendu. Sharon et son gouvernement ont fait savoir à plusieurs reprises à la Syrie, au cours des dernières semaines, quils étaient prêts à reprendre les pourparlers de paix interrompus le 1er avril 2000. Parallèlement, ils ont gardé le contact avec Yasser Arafat. Sharon a chargé son propre fils, Omri, de servir de truchement avec le président de lAutorité palestinienne. Un geste qui, formellement, va à lencontre dune loi israélienne interdisant à un homme politique de confier des missions officielles aux membres de sa famille mais auquel un dirigeant arabe ne peut quêtre sensible.
Mais si lescalade nest pas la guerre, elle nen repose pas moins sur la possibilité dun recours effectif à la guerre. La riposte graduée na de sens que si tous les degrés peuvent être envisagés, y compris le degré suprême. « Notre armée est la plus puissante du Moyen-Orient, et de loin », explique le général Efraïm Etam-Fein. Général darmée jusquen janvier 2001, il a démissionné pour « objection de conscience » : « Je ne pouvais accepter plus longtemps lautocensure que le gouvernement nous imposait. Le pays a droit à la vérité. »
Des sous-marins qui décuplent la dissuasion israélienne.
Lefficacité de Tsahal a semblé décroître dans les années quatre-vingt-dix. « Parce que le gouvernement lui interdisait de faire son métier, la guerre, et dutiliser pleinement son potentiel », poursuit Etam-Fein. Un exemple : as mondiaux de la haute technologie, les Israéliens sont aussi, sur le plan militaire, des spécialistes de la « gestion intégrée du champ de bataille », cest-à-dire de méthodes de combat combinant armes intelligentes, surveillance électronique, imagerie et liaisons satellite. Mais jusquaux dernières semaines de lannée 2000, Tsahal ny recourait contre les Syriens ou les Palestiniens que de façon limitée. Finalement, le commandant en chef, Shaul Mofaz, a obtenu le feu vert des politiques Ehud Barak puis Ariel Sharon et son ministre de la Défense, le travailliste Benjamin Ben-Eliezer dans un nombre de plus en plus étendu de situations, y compris lélimination chirurgicale de chefs terroristes.
Un autre exemple. Israël est une « puissance nucléaire non déclarée » depuis le début des années soixante-dix. Mais sa capacité de dissuasion a considérablement augmenté depuis lacquisition, en 1998, de sous-marins de fabrication allemande, indétectables par les ennemis. Dans un scénario du pire, il pourrait désormais frapper toutes les capitales de la région, y compris Téhéran.
Le gouvernement Sharon serait sans doute passé à la riposte graduée de toutes les façons, quel que soit le contexte international. Cest lopinion du journaliste de gauche Nahum Barnea. Figure noble et tragique, il a continué à défendre lidée dun compromis avec les Palestiniens après la mort dun de ses fils dans un attentat, en 1996. Aujourdhui, il reconnaît : « Les Syriens et les Palestiniens ne veulent pas la paix. Sils lavaient voulue, ils lauraient faite lannée dernière, avec Barak. Tant quils nauront pas évolué, Israël doit se défendre. »
En outre, larrivée au pouvoir de George W. Bush a facilité les choses. Le quarante-troisième président des Etats-Unis, ranchman du Texas, éprouve une vive sympathie personnelle pour Sharon, soldat-paysan du Néguev. Beaucoup de membres de son cabinet sont des chrétiens fondamentalistes, attachés à la Bible et au peuple de la Bible. Mais surtout, la nouvelle administration de Washington sinquiète de la « dynamique extrémiste » qui affecte en ce moment le monde arabe et musulman.
Bachar el-Assad se rapproche de Saddam Hussein.
Le vieux dictateur Hafez el-Assad était ce quil était : cynique, mais prudent. En 1990, prenant acte de leffondrement de son allié soviétique, il sétait rapproché des Etats-Unis et sétait engagé, ne fût-ce que du bout des lèvres, dans un processus de paix avec Israël. Son fils Bachar, qui lui a succédé en juin dernier, semble avoir fait dautres choix. Il cherche à consolider son régime, fondé sur la minorité alaouite du nord-ouest du pays, en salliant avec les intégristes sunnites. Et il a esquissé une réconciliation avec lIrakien Saddam Hussein, en qui Hafez voyait l« ennemi principal ».
Ladministration Bush estime que le retournement du domino syrien peut avoir des conséquences dramatiques dans le monde musulman. Il relance les espoirs des révolutionnaires en Arabie saoudite et dans les autres pays pétroliers du Golfe. Il renforce laile ultra du régime islamiste en Iran. Dans ce contexte, le soutien à Israël nest plus une affaire de sympathie mais de nécessité stratégique. A condition que le gouvernement Sharon sache contrôler son escalade.
Après le raid israélien de lundi au Liban, le Département dEtat a appelé tous les pays de la région à « mettre fin à une tension initiée par les agressions du Hezbollah ». Ce qui revenait implicitement à justifier lopération. Mais le raid à Gaza, le jour suivant, a été qualifié d« excessif » et de « disproportionné », notamment dans la mesure où Tsahal ne semblait pas pressée de retirer ses blindés de la zone A.